Le 24 avril 2013, l'effondrement d'un immeuble abritant des ateliers de textile, au Bangladesh, avait fait 1 135 morts et plus de 2 000 blessés. Parmi eux, une large majorité d'ouvrières travaillant pour des sous-traitants de grandes marques internationales comme Benetton, Mango, Primark ou encore Auchan. Le secteur de l'habillement a-t-il tiré des leçons de la tragédie du Rana Plaza ? Entretien avec Nayla Ajaltouni, déléguée générale de l'ONG collectif Éthique sur l'étiquette.                

ELLE. Quels souvenirs gardez-vous de ce 24 avril 2013 ?              

NAYLA AJALTOUNI. J'ai appris la nouvelle par des messages de journalistes m'informant d'un terrible accident qui venait de survenir dans un bâtiment textile au Bangladesh. Le collectif Éthique sur l'étiquette fait partie d'un réseau international, Clean Clothes Campaign, qui, depuis 1989, est engagé dans la défense des droits des ouvriers du textile. Tout de suite, nous avons réalisé deux choses importantes : d'abord, l'ampleur du drame avec un nombre très élevé de victimes. Ensuite, la présence de nombreuses marques internationales d'habillement dans les décombres, que des journalistes locaux ont pu rapidement documenter. Ces deux éléments ont suscité un choc planétaire, entraînant une prise de conscience citoyenne et politique.             

ELLE. De quoi le Rana Plaza est-il le symbole ?              

N.A. C'est la chronique d'un drame annoncé. Avant cet accident dramatique, sur cinq ans, on déplorait déjà au Bangladesh plus de 700 décès dans des usines en feu ou des effondrements. En novembre 2012, 112 travailleuses sont mortes lors de l'incendie de l'usine Tazreen. C'était un point de non-retour. Nous avions déjà documenté la responsabilité et l'impunité chronique des grandes multinationales de l'industrie de l'habillement au Bangladesh. Cela nous a permis d'élaborer un projet d'accord avec les syndicats internationaux et locaux, qu'on a soumis aux enseignes. La plupart des entreprises françaises ont d'abord refusé de le signer, arguant qu'elles disposaient de leurs propres systèmes d'audit. Après l'effondrement du Rana Plaza, elles se sont jetées sur cet accord pour redorer une image sévèrement écornée.                                                                            

ELLE. Les victimes ont-elles été indemnisées et les coupables, condamnés ?             

N.A. Cela a fait partie des revendications humanitaires presque immédiates. On a travaillé avec l'OIT (Organisation internationale du travail) pour élaborer un schéma de compensation et d'indemnisation. Il nous a fallu deux ans de campagne internationale pour obliger les grandes marques à y contribuer. Les victimes ont finalement obtenu une indemnisation pour les pertes de revenus, mais pas pour le préjudice moral ou physique. Au Bangladesh, comme dans d'autres pays où l'État est défaillant, les victimes n'ont pas un accès facile au droit. C'est pourquoi la solidarité internationale est cruciale. Quant aux responsables locaux, une quarantaine de personnes ont été poursuivies. Les procédures sont en cours.                

ELLE. Les marques impliquées ont-elles abondé au fonds d'indemnisation ?               

N.A. Certaines, comme Primark, ont rapidement admis une responsabilité et mis en place leur système d'indemnisation. D'autres ont décidé de s'exonérer de toute responsabilité. Parmi elles, Benetton et Auchan. En dépit de la découverte d'étiquettes ou de bons de commande qui attestaient qu'elles avaient sous-traité à ces usines, elles arguaient qu'il s'agissait de sous-traitance dissimulée et qu'elles n'étaient pas donneuses d'ordre. Ce n'est pas une excuse, mais plutôt un aveu de responsabilité. Une entreprise doit absolument savoir dans quelles conditions et auprès de qui elle fait fabriquer ses vêtements. Les deux marques ont fini par mettre au pot, en communiquant sur le fait qu'en tant qu'entreprises, responsables d'une manière générale, mais pas impliquées dans ce drame, elles acceptaient de participer à l'indemnisation des victimes. Une vraie réécriture de l'histoire.                

ELLE. Où en est-on dix ans après ?              

N.A. Il y a eu un sursaut citoyen qui a conduit à un sursaut politique. D'abord avec l'accord sur la prévention des incendies et la sécurité des usines au Bangladesh, qui contraint les entreprises signataires à financer un système d'inspection des infrastructures et à permettre les rénovations nécessaires. Environ 200 multinationales de l'habillement ont signé cet accord, qui concernait la moitié du parc fournisseur bangladais. Mais il avait une durée de cinq ans. En 2018, on a dû se remobiliser, parce que cinq années après le drame, les multinationales commençaient à oublier. La deuxième avancée est venue de la France. On a décidé de tout faire pour que la tragédie du Rana Plaza ne soit pas circonscrite à un drame de l'histoire industrielle, mais qu'elle pose les jalons d'une régulation internationale qui vienne ébrécher l'impunité des multinationales. En 2011, les Nations unies avaient déjà fait un grand pas en adoptant un texte, non contraignant, énonçant que les multinationales avaient une obligation de vigilance. Il leur incombait de prévenir les risques d'atteinte aux droits humains fondamentaux et de dommages à l'environnement tout au long de leur chaîne de valeur, c'est-à-dire même pour leurs filiales, leurs sous-traitants et jusqu'aux maillons les plus petits. Avec d'autres associations, des ONG, des élus, on a œuvré pendant cinq ans à transcrire ce devoir de vigilance dans le droit français. Cinq ans de travail acharné, face à des lobbies économiques très puissants, jusqu'à cette première loi promulguée en mars 2017. C'est un texte de compromis, mais il rend possible juridiquement d'engager la responsabilité d'une multinationale devant les tribunaux français en cas d'atteinte grave aux droits fondamentaux ou à l'environnement. D'autres pays nous ont emboîté le pas, la Norvège, l'Allemagne… Et on est en pleine discussion à Bruxelles pour sa transcription dans le droit européen.                                                                    

ELLE. Le consommateur a-t-il une part de responsabilité dans l'essor de la fast fashion ?             

N.A. Pour moi, faire reposer la responsabilité sur le consommateur n'est pas la bonne approche. Sur le citoyen, oui, en partie. Mais sur l'acte de consommation, c'est une illusion. On ne fait que déplacer la responsabilité sur un maillon de la chaîne qui n'a pas le pouvoir. Aujourd'hui, on a difficilement accès à une offre responsable, en raison d'un manque de transparence. Par ailleurs, le consommateur fait face à des injonctions contradictoires : il doit être conscient et responsable, mais on le matraque de modèles proposés par Shein, H&M ou Primark, dont l'expansion a été favorisée par des politiques d'incitation économique. Parallèlement, la question cruciale aujourd'hui, c'est le creusement des inégalités. Beaucoup de familles n'ont pas les moyens d'acheter responsable. Certes, il faut arrêter de surconsommer, mais le meilleur levier, c'est une prise de conscience qui se transforme en action politique, en interpellation, en pression. Cela a été le cas pour le travail forcé des Ouïghours. Face à la médiatisation de ce crime, la Commission européenne a proposé un règlement pour interdire sur le marché unique des produits issus du travail forcé. Ce n'est pas tant parce qu'on a changé nos modes de consommation, que parce qu'on a exercé notre voix citoyenne.