C’est une proposition de loi au titre austère : « Devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre. » Un intitulé qui résume un objet complexe puisqu’il ne s’agit rien de moins que d’établir la responsabilité juridique des multinationales quand les activités de leurs filiales ou de leurs sous-traitants ont un impact négatif en matière de droits humains ou d’environnement.

Le sujet peut paraître abstrait, technique. Il concerne pourtant la vie de milliers de travailleurs à travers le monde et mobilise depuis des années, ONG, syndicats, chercheurs et politiques.

La naissance de cette proposition de loi est marquée par un drame emblématique, celui du Rana Plaza. Ce jour-là, le 24 avril 2013, cette usine textile d’un faubourg de Dacca, capitale du Bangladesh, s’effondre comme château de cartes, ensevelissant les 4 000 ouvriers et ouvrières qui y travaillent. Sous les décombres, on dénombre plus de 1 100 morts et, au milieu des gravats, les griffes de marques de confection internationales – dont des françaises – qui s’empressent de rejeter la faute sur leurs fournisseurs locaux.

Imposer un plan de vigilance

Si la catastrophe émeut l’opinion mondiale, elle n’étonne pas le collectif Éthique sur l’étiquette qui dénonce de longue date les conditions faites aux travailleurs du Bangladesh, deuxième pays exportateur de textile après la Chine. Ateliers insalubres, horaires impossibles, cadences infernales, exploitation des enfants, salaires de misère : les 4 500 usines du pays fonctionnent sans contrôle, sous la pression des groupes étrangers qui réalisent des marges considérables.

Six mois après cet épisode meurtrier, la réponse, en préparation depuis 2012, s’organise en France sous forme d’une proposition de loi (PPL) déposée au bureau de l’Assemblée nationale par les quatre groupes de la majorité. L’objectif : obliger les sociétés donneuses d’ordre à se doter d’un plan de vigilance sur l’ensemble de la chaîne d’approvisionnement.

Et ouvrir, en cas de manquement à cette obligation, la possibilité de les sanctionner pénalement. « Parce que seule la menace du juge peut contrecarrer l’appât du gain de ces multinationales qui bénéficient jusque-là d’une impunité totale », résume William Bourdon, avocat, président fondateur de l’association Sherpa.

Contre les sociétés « à irresponsabilité »

Cette prise de conscience va d’abord germer dans la société civile, parmi les ONG confrontées aux scandales nés des pratiques de grands groupes. En 2009, lors des élections européennes, le CCFD-Terre solidaire et Oxfam lancent ainsi une campagne pour dénoncer les « sociétés à irresponsabilité illimitée » afin de sensibiliser l’opinion et les responsables politiques au problème. En 2012, lors de la présidentielle, le CCFD récidive avec la publication de son « Pacte pour une Terre solidaire » où figure, parmi 16 propositions, une mesure pour réguler l’activité des multinationales.

« Notre action a d’abord pour cible les pouvoirs publics garants du respect des droits humains. La stratégie consiste à trouver des relais auprès des élus, locaux ou nationaux, pour réformer le système de l’intérieur », précise Carole Peychaud, coordinatrice du Forum citoyen pour la RSE, collectif d’une trentaine d’organisations, dont le CCFD-Terre solidaire.

Défendre la dignité humaine

Ce plaidoyer va s’avérer payant puisque le candidat Hollande inscrit la proposition à son programme, tandis que 65 parlementaires s’engagent, dans la foulée, à faire avancer l’idée au plan législatif. À la fin de 2012, un « cercle parlementaire » est créé sous l’impulsion de Danielle Auroi, députée Verts, et de Dominique Potier, élu PS et actuel rapporteur du texte.

« Il s’agissait d’une structure hybride, mêlant militants des ONG, syndicalistes, chercheurs et politiques invités à coproduire une base juridique pour défendre la dignité humaine face à des entités sans frontières », se souvient ce dernier.

Pour Dominique Potier, ancien agriculteur bio en coopérative, militant associatif de toujours et fondateur du think tank Esprit civique, partager ce combat est une évidence. « Face à une mondialisation qui bouleverse tout, notre job, à nous politiques, est de redonner du sens. Pour cela, nous devons, humblement, nous mettre à l’écoute de la société civile et chercher ensemble les voies pour bâtir un monde plus humain »,plaide-t-il.

Une version moins ambitieuse

Un travail qui demande persévérance comme la suite va le montrer. La première version de la PPL sur le devoir de vigilance des multinationales, présentée à la fin de 2013, déclenche en effet la réaction des organisations patronales, Medef et Afep en tête. Ceux-ci font savoir tout le mal qu’ils pensent d’un texte jugé « source d’insécurité juridique » pour les entreprises.

À Bercy, on tarde à se prononcer. Le groupe EELV décide de ne plus attendre et fait inscrire l’examen de la PPL à l’ordre du jour de l’Assemblée le 29 janvier 2015. Le gouvernement demande son renvoi en commission, arguant de « difficultés juridiques et pratiques ».

Pour éviter que le texte soit enterré sous la procédure, Dominique Potier se propose pour élaborer une nouvelle version qui aurait cette fois l’approbation de l’exécutif. En quelques jours, une version 2 est rédigée, sans doute moins ambitieuse, mais à laquelle Bercy a promis de ne pas s’opposer. « En politique, il faut savoir faire des compromis pour préserver l’essentiel, ce qui est le cas de ce texte », remarque, pragmatique, l’élu socialiste.

Le texte renvoyé encore

La bataille n’en est pas pour autant terminée. Adopté à l’unanimité en première lecture par les députés en mars 2015, rejeté, dans un climat tendu, par le Sénat en novembre, le texte a passé l’étape de la deuxième lecture à l’Assemblée en mars 2016. La procédure veut qu’il soit à nouveau soumis aux sénateurs.

« Mais quand ? On voit bien que nos adversaires jouent la montre », dénonce Carole Peychaud. « La balle est dans le camp de l’exécutif. Renoncer maintenant, ce serait accréditer l’idée que les politiques sont impuissants face à une mondialisation sans foi ni loi », prévient Dominique Potier, avant d’ajouter : « Sans ce texte, le bilan de ce mandat serait décevant. » Message transmis à l’Élysée.

--------------------------

Devoir de vigilance, les points clés

La proposition de loi sur le devoir de vigilance concerne les sociétés de plus 5 000 salariés dont le siège est sur le territoire français ou les sociétés de plus de 10 000 salariés dont le siège est à l’étranger.

Ces entreprises devront se doter de mesures de vigilance raisonnable pour identifier et prévenir les risques d’atteintes aux droits humains, les dommages corporels ou environnementaux graves et les risques sanitaires résultant des activités de la société, de ses filiales ainsi que des sous-traitants et des fournisseurs.

En cas de non-respect de ces obligations, la responsabilité civile de la société peut être engagée. Si la preuve d’un préjudice est apportée, le juge peut ordonner sa réparation et prononcer une amende allant jusqu’à 10 millions d’euros.