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Entreprises

il était une fois une loi

Hémicycle de l'Assemblée nationale - cc - Richard Ying et Tangui Morlier

Une loi responsabilisant les multinationales a été adoptée en février. Récit d’un combat collectif.

Des six protagonistes retenus pour raconter cette histoire, c’est Dominique Potier qui se souvient le plus précisément du moment où pour lui tout a commencé.

C’était en juin 2012. Installé dans son tout nouveau bureau de l’Assemblée nationale, le député PS de Meurthe-et-Moselle réserve son premier coup de téléphone au Comité catholique contre la faim et pour le développement (CCFD-Terre solidaire), dont il avait signé les engagements de campagne. « Je leur dis : je suis disponible pour travailler, par quoi on commence ? ». L’ancien agriculteur s’attend à travailler sur l’accaparement des terres et la souveraineté alimentaire, ses sujets de prédilection. Mais c’est vers le point de la liste qui lui semble alors « le plus obscur » que le CCFD l’embarque. Dominique Potier vient de plonger dans l’univers des multinationales et des catastrophes industrielles à l’autre bout du monde.

Autant les souvenirs du député sont inscrits dans le temps, autant l’avocat au Conseil d’État et à la Cour de Cassation, Antoine Lyon-Caen, peine à se rappeler l’année (« 2010 peut-être, ou 2011, voire 2012 ? ») où il a commencé à réfléchir aux moyens de faire peser une responsabilité sur les plus grands acteurs du commerce international, qui peuvent, directement ou pas, être à l’origine d’importants dommages sur les populations ou l’environnement.

Je suis devenu un des acteurs modestes de cette aventure sans trop savoir comment

Antoine Lyon-Caen

S’intéressant depuis le début de sa carrière aux conséquences de l’expansion du capitalisme contemporain, l’homme de droit s’est naturellement imposé sur ces questions comme l’interlocuteur incontournable de trois femmes en particulier.

Toutes sont chargées de plaidoyer d’organisations non gouvernementales ou de collectifs membres du Forum citoyen pour la Responsabilité sociale des entreprises (RSE).

Sabine Gagnier, chargée de plaidoyer programme Responsabilité des Etats et des entreprises à Amnesty International France © Michel Slomka

Ce sont des « guerrières » dira d’elles, plus tard, le député Dominique Potier. Mais en décembre 2012, ni Sabine Gagnier qui vient de rejoindre les équipes d’Amnesty France pour travailler sur la RSE, ni Nayla Ajaltouni mobilisée depuis plus de dix ans sur les questions de solidarité internationale pour le compte du Collectif Éthique sur l’étiquette, ni Frédérique Lellouche, Secrétaire confédérale à la CFDT, ni les trois autres responsables d’ONG également mobilisées, ne mesurent encore l’âpreté et la dureté du combat à venir qui leur vaudra ce surnom.

Lire aussi : 4 ans de combats pour l’adoption de la loi sur le devoir de vigilance

Un cercle hybride

À cette date, sous l’impulsion du Forum citoyen pour la RSE et du Collectif Éthique sur l’étiquette, un grand colloque sur la responsabilité des multinationales est organisé dans les locaux du Palais Bourbon.

On s’est rendu compte que vingt ans de simples interpellations des entreprises ou d’initiatives volontaires ne suffisaient pas à enrayer les drames, notamment dans le secteur textile »

Nayla Ajaltouni, collectif Ethique sur l'étiquette

La question « d’une régulation des pouvoirs publics et de l’encadrement des multinationales commence à devenir centrale ». L’idée de fabriquer une loi s’impose peu à peu, mais comment et que faire pour adapter le cadre législatif français ? Devant un parterre de 300 invités, une vingtaine d’intervenants discute de la problématique.

Danielle Auroi, députée EELV du puy-de-Dôme entre 2012 et 2017 © Michel Slomka

Parmi eux, trois parlementaires se distinguent : Dominique Potier, Philippe Noguès, un autre député PS qui deviendra frondeur puis indépendant, et Danielle Auroi, députée écologiste, également présidente de la Commission des Affaires européennes. Avant de se séparer, ensemble, ils décident de créer un cercle parlementaire pour poursuivre les discussions avec la société civile et les ONG.

« C’est un truc hybride, reconnaît Dominique Potier. D’habitude, les groupes interparlementaires qui travaillent de façon informelle à l’Assemblée sont utilisés par les lobbyistes du type Les Amis du Cochon ou Les Amis du Tabac ». Là, c’est différent, ce cercle de réflexion réunit des parlementaires de différents horizons, des ONG, des syndicats, des juristes et des universitaires dans le but de travailler pour l’intérêt commun.

Cinq ONG motrices (CCFD-Terre Solidaire, Amnesty International France, Sherpa, le Collectif Éthique sur l’étiquette puis les Amis de la Terre) participent directement à l’établissement des ordres du jour et à l’invitation des intervenants qui vont réfléchir à huis clos à la façon d’élaborer des propositions.

Pour la députée verte Danielle Auroi, cette expérience de complémentarité et de partenariat avec la société civile et cette loi naissante réunit dans une même démarche tout ce pour quoi elle fait de la politique :

Je respecte mes engagements de campagne, je travaille main dans la main avec la société civile en faveur de la solidarité notamment entre pays du Nord et du Sud, pour le respect des droits humains, de l’environnement et de la biodiversité. Tout y est ! ».

Danielle Auroi, députée EELV du Puy-de-Dôme entre 2012 et 2017

C’est l’époque de l’état de grâce, le moment « où on est enthousiaste, où l’on pense avoir trouvé la solution », se remémore Dominique Potier. C’est le temps des alliances. « Nous sommes comme les trois mousquetaires. On s’était dit que l’on irait jusqu’au bout, qu’on ne lâcherait jamais le morceau », se souvient amusée Danielle Auroi. Au bout d’un an, à force de séminaires et de réflexion, une proposition de loi est  prête.

Survient la première déconvenue : le groupe socialiste majoritaire à l’Assemblée refuse de déposer une proposition de loi en commun. Reste une solution : les trois groupes qui ont travaillé sur le texte (les radicaux de gauche, les écologistes et les communistes) peuvent le déposer, chacun de leur côté, de façon concomitante. « C’est assez rare sous la Ve République », reconnaît Dominique Potier, qui est aussi rapporteur de la loi. Après la création du cercle parlementaire, c’est d’ailleurs, d’après lui, « la deuxième originalité de la loi ». Ce ne sera pas la dernière.

De ministère en ministère

Passée cette première étape, les discussions avec le gouvernement peuvent commencer. « Et là… ». Dominique Potier suspend sa phrase. En fait, c’est le temps qui devient comme suspendu. Le parcours de la loi se complique soudainement. Les parlementaires et les ONG qui mènent d’arrache-pied leur travail de plaidoyer sont « baladés » de ministère en ministère. « Il n’y a que le ministère de la Jeunesse et des Sports vers lequel on n’a pas été renvoyé, blague, un peu amer, le rapporteur de la loi.  On ne nous dit jamais, on n’en veut pas de votre loi ». Toutefois, dans les faits, la proposition de loi sur le devoir de vigilance n’arrive pas à trouver de place pour être examinée à l’Assemblée et reste dans les limbes.

Ces moments d’attente sont difficiles à gérer.

Faute d’arguments matériels et de paroles officielles, on ne pouvait pas faire de communiqué pour dénoncer que le gouvernement est contre la loi

Sabine Gagnier, chargée de plaidoyer à Amnesty International France

Fin 2014, le « vide » devient cependant si palpable, que l’organisation décide stratégiquement de jouer là-dessus, de le remplir, et lance sa campagne « Faites pas l’autruche ». Ce sera l’une des grandes mobilisations en faveur de la loi. Il y en aura d’autres, car la bataille ne fait que commencer.

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Pour sortir de l’enlisement, la mousquetaire Auroi tente le tout pour le tout.

Sa botte n’a rien de secrète, la députée écologiste décide d’inscrire la proposition de loi dans une niche réservée à son groupe pour s’affranchir du calendrier parlementaire fixé par le gouvernement. Son geste n’en est pas moins courageux. « Danielle Auroi a été d’une droiture politique exemplaire, estime Nayla Ajaltouni, la coordinatrice de Collectif Éthique sur l’étiquette.

En faisant le choix de déposer un texte ambitieux avec des sanctions, elle savait qu’il serait rejeté, qu’elle-même serait écartée, mais cela a permis d’activer les débats ».

La bataille des lobbies

À l’image des personnages du célèbre récit d’Alexandre Dumas dont les chemins se séparent à un moment, Dominique Potier décide de faire cavalier seul.

Sous son impulsion et au grand dam de ses compagnons de route, une nouvelle version de la loi – dépouillée de son caractère pénal qui suscitait un rejet radical, y compris dans les rangs des socialistes – revient deux semaines plus tard devant l’Assemblée.

Commencent alors les navettes parlementaires et avec elles de nouveau l’épreuve du temps mais aussi celle de la mauvaise foi. La bataille n’est plus seulement d’ordre juridique et politique, elle devient idéologique. Les députés, mais plus encore les sénateurs, vont s’avérer extrêmement perméables aux arguments du Medef et de l’Association française des entreprises privées, l’Afep, qui regroupe les patrons du CAC 40 et des grandes sociétés françaises.

Tous sont vent debout contre la proposition de loi qui menace, d’après eux, la compétitivité des entreprises.

Le lobby des fédérations patronales est puissant, même si l’ennemi reste impalpable. Il n’avance jamais de front mais tous les coups semblent permis.

Les guerrières des ONG apprennent que Bercy reçoit des notes juridiques de l’Afep destinées à contrecarrer la loi, constatent que certains documents produits par les parlementaires opposés à la loi sont tout bonnement des copiés-collés des arguments de l’Afep. Elles découvrent les bâtons mis dans les roues de la machine législative. Il y a par exemple cette mystérieuse motion préjudicielle soudainement brandie par les sénateurs.

Tout le monde est pris de court, pour ne pas dire décontenancé.

« Les assistantes parlementaires ont dû aller chercher sur Internet ce que c’était », se souvient Nayla Ajaltouni. Dans les cas extrêmes, cette motion permet de retirer une loi au prétexte qu’elle n’a pas d’abord été examinée au niveau européen. « Ils ont sorti une loi liberticide qui n’a été utilisée qu’une seule fois dans la Ve République ! », s’étonne encore aujourd’hui Dominique Potier.

Des alliés rares et précieux

Le combat s’éternise.

Les Républicains sont déchaînés contre la loi, tout comme l’UDI et même une partie des socialistes sont contre nous ».

Danielle Auroi,

Les trois mousquetaires-parlementaires et les guerrières des ONG comptent alors leurs alliés sur les doigts d’une seule main. « Les assistantes parlementaires ont été d’une aide précieuse, se souvient Sabine Gagnier, car tout ne se joue pas dans le cercle ou l’hémicycle, grâce à elles, on savait ce qui se passait dans les couloirs et les petites salles et c’était très utile pour notre stratégie ».

Antoine Lyon-Caen, avocat au Conseil d’État et à la Cour de cassation

Du côté des cabinets ministériels, alors que les portes de Bercy resteront désespérément hermétiques pendant toute la période où Emmanuel Macron servira comme ministre de l’Économie, celles du ministère de la Justice s’ouvriront en revanche de façon plutôt constructive sous l’ère de Christiane Taubira : « Son cabinet nous aide à rendre la loi plus solide, il m’alerte notamment sur la question clé de l’effectivité, un point essentiel que les adversaires de la loi vont essayer dix fois de nous faire enlever », rappelle Dominique Potier. « Il y a eu aussi des juristes comme Antoine Lyon-Caen qui ne nous ont jamais lâchés », souligne Danielle Auroi. « Un allié hors pair, confirme Sabine Gagnier. Il nous a aidés à concevoir la loi et à la défendre publiquement de nombreuses fois à l’Assemblée, au Sénat et jusqu’au Conseil constitutionnel ».

L’intéressé met en avant des atouts d’un autre ordre et parle surtout d’originalité. L’avocat au Conseil d’État et à la Cour de cassation a été marqué par « la manière exemplaire » dont les trois députés ont défendu la loi.

 Ils n’étaient pas lobbyistes, ils étaient de vrais législateurs comme on les imagine en 1789 lors de la première Assemblée constituante, des législateurs qui venaient porter une ambition exprimée dans la société civile de l’époque.

Antoine Lyon-Caen, avocat au Conseil d’État et à la Cour de cassation

L’avocat insiste sur « le parcours unique de cette loi », initiée par la société civile, qui a su progressivement trouver, en dépit du scepticisme général et d’une opposition massive, ses canaux, ses relais pour mobiliser le Parlement et le gouvernement.

Le 24 avril 2013, l’effondrement du Rana Plaza cause la mort de 1 138 ouvrières du textile et fait plus de 2 000 blessés.

Les voies menant au succès sont aussi parfois impénétrables et inattendues. L'événement tragique vient soudain bouleverser l’agenda médiatique et apporter des arguments de poids aux défenseurs de la loi : l'effondrement du Rana Plaza au Bangladesh.

« On avance à coups de drames et de législations et souvent l’un sert l’autre », constate Nayla Ajaltouni et « le Rana Plaza nous permet de rappeler que les entreprises ne s’autorégulent pas d’elles-mêmes, car cet incident tragique de la mondialisation survient dix-sept ans après le scandale Nike». L’impact du drame est en tout cas indéniable. « À ce moment-là, on passe d’un sujet technique qui parle de responsabilité entre une société-mère et ses filiales et qui perd tout le monde avant même la fin de la phrase, à un sujet humanisé, ayant du sens pour l’opinion et les décideurs. Nos arguments commencent alors à faire tilt », commente Sabine Gagnier. L’effet est tel que la loi sur le devoir de vigilance sera d’ailleurs surnommée la « Loi Rana Plaza ».

Rendez-vous à Bercy

Ce dramatique coup de pouce du destin n’épargnera ni le doute ni le découragement des guerrières. À force d’avancer, en vain, des arguments pour amener les pouvoirs publics à « remettre en question une idéologie qui va à l’encontre de l’intérêt général », les ONG s’interrogent sur leur « capacité à influencer la marche du monde vers une société qui nous semble plus juste », reconnaît Nayla Ajaltouni. Les chargées de plaidoyer traversent périodiquement des épisodes de « déprime collective » sans rien perdre de leur ténacité. « Notre devise c’était haut les cœurs, et notre force a été de ne rien lâcher, raconte Sabine Gagnier. Même quand on nous fermait la porte au nez, on continuait d’enfoncer le clou. Tout le temps. On a dû passer pour des obsessionnels ! ».

La persévérance des défenseurs de la loi sera mise à rude épreuve dans les derniers mois de l’année 2016. La fin de la mandature arrive à grands pas.

Nayla Ajaltouni, Collectif Ethique sur l'étiquette

Si la loi n’est pas adoptée avant les prochaines élections législatives, elle n’a aucune chance de voir le jour. Le Sénat tente un nouveau sabordage, cette fois, en essayant de vider la loi de sa substance au profit d’une directive européenne sur le reporting extra-financier que le Parlement a pour obligation de transposer dans la loi française. « À ce moment-là, pour nous, il y a véritablement urgence et péril en la demeure », rappelle Frédérique Lellouche de la CFDT, qui accompagnera le Secrétaire général de la confédération, Laurent Berger, à Bercy, à un rendez-vous avec le ministre de l’Économie, Michel Sapin.

De cet entretien, la syndicaliste en charge de la RSE sort à peine rassurée. Certes, contrairement à son prédécesseur, le nouvel occupant de Bercy fait clairement part de son intention « d’aller jusqu’au bout » et de faire aboutir la loi. Mais il pose aussi deux conditions : « la loi doit être révisée pour pallier le risque d’inconstitutionnalité et il ne faut pas brandir de chiffons rouges inutiles pour les entreprises ».

À peine deux semaines plus tard, la représentante de la CFDT, les chargées de plaidoyer d’Amnesty et du Collectif Éthique sur l’étiquette, ainsi que Carole Peychaud du CCFD-Terre Solidaire, Sandra Cossart de Sherpa et Juliette Renaud des Amis de la Terre qui portent également le projet depuis le début, se retrouvent face aux experts de Bercy pour discuter d’une troisième version de la loi. Chaque camp pousse ses arguments, défend ses positions, point par point.

La situation est inhabituelle : la société civile est rarement associée directement à ce niveau de discussion. Au bout de la longue table rectangulaire, le rapporteur Dominique Potier prend note et observe les joutes feutrées. « J’ai un bon souvenir de ces moments où ensemble, on s’attable de nouveau à fabriquer de la loi ». C’est en tout cas de ces réunions opposant six jeunes femmes de la société civile à six conseillers cravatés des cabinets ministériels que lui viendra l’image « des guerrières face aux cowboys de Bercy ».

Une victoire historique mais fragile

Les guerrières et leurs alliés finiront par arracher une première victoire aux lobbies de la finance, in extremis, deux jours avant la fin de la session parlementaire.

Le 21 février 2017, la loi est enfin adoptée. Le soir même, dans la salle Colbert de l’Assemblée nationale, la variété des profils des personnes réunies pour célébrer cette loi pas comme les autres rappelle ce qui a été l’élément clé de cette réussite : à la tribune, se succèdent des représentants de petites structures et de grandes ONG. Sont également présentes, les deux organisations syndicales qui, selon Nayla Ajaltouni, ont aussi permis de « peser sur les pouvoirs publics ».

Lire aussi : La loi sur le devoir de vigilance des multinationales enfin adoptée

Un appui essentiel « pour gagner une bataille qui touchait les entreprises et l’économie française ». Il y a encore des experts académiques. Et c’est cette alliance inédite de la société civile, des syndicats, de « parlementaires ayant su s’affranchir des habituelles logiques partisanes », « ce dialogue entre le monde intellectuel et des représentants des plus pauvres » qui ont permis l’avènement de la loi, et « montré les conditions de la réforme », résume Dominique Potier.

« L’union fait la force réellement et incroyablement », confirme Frédérique Lellouche de la CFDT, qui estime que « cette alliance extrêmement constructive et puissante » a eu du poids y compris auprès du Conseil constitutionnel. à peine la loi adoptée, le Conseil constitutionnel est saisi par 120 parlementaires du parti Les Républicains. Il ne pouvait ignorer « le large spectre d’opinions et de sensibilités mobilisées autour de cette loi ». Au final, seules les amendes prévues sont supprimées. Même si la loi ne ressort pas complètement indemne de cette toute dernière bataille juridique, l’esprit et le mécanisme du texte seront préservés.

Ainsi amendée, la loi reste-elle historique ?

« Le tout premier texte proposé était vraiment révolutionnaire », rappelle Nayla Ajaltouni. Dépourvue de sa partie pénale et de ses aspects les plus contraignants, elle a perdu de sa force, regrette la députée écologiste Danielle Auroi pour qui « c’est un premier pas qui met le pied dans la porte ». « C’est un changement de paradigme », estime pour sa part le rapporteur de la loi, comparant son combat à celui mené par Martin Nadaud à la fin du XIXe siècle. À l’issue de plus de dix ans de combat, le député-ouvrier avait réussi à faire reconnaître une responsabilité de l’employeur en cas d’accident du travail. « À l’époque, c’était une révolution, rappelle Dominique Potier, au nom d’un principe moral, un des mécanismes du capitalisme venait d’être démonté ». Aujourd’hui, en établissant une responsabilité des donneurs d’ordre dans les conditions de travail à l’autre bout du monde, « nous faisons exactement la même chose ! ».

La loi trouvera sa force et va montrer son importance « avec la première génération des plans de vigilance », prévoit Me Antoine Lyon-Caen puis lorsqu’un événement surviendra.

Ce ne sera pas forcément une catastrophe industrielle. « Ce peut-être une répression féroce de militants syndicaux ». Le droit de se syndiquer est un droit fondamental. Si une filiale ou un sous-traitant s’oppose radicalement à une forme d’organisation collective, ce risque doit désormais être signalé par la société-mère et elle pourra être tenue pour responsable si elle ne le fait pas.

Aujourd’hui, l’espoir des ONG et de Sabine Gagnier est que cette loi permette d’éviter de nouveaux drames, et à défaut, que les victimes puissent disposer d’un outil supplémentaire pour se tourner vers la justice « alors qu’il est si difficile d’ordinaire d’affronter les multinationales ». Pour ce faire, « l’enjeu, pour nous, est de former les militants et les représentants des salariés afin qu’ils puissent se saisir de ce nouveau mécanisme », juge Frédérique Lellouche de la CFDT.

Cela prendra certainement des années. Tout comme le combat pour porter la loi au niveau européen, puis international, une condition indispensable afin de lui donner tout son poids. Il faudra aussi veiller à ce que le nouveau président français, qui s’était opposé à la loi en tant que ministre, ne cherche pas à l’abroger.

Les luttes à venir pour protéger, appliquer et renforcer la loi ne seront pas forcément plus faciles que celles du passé. Auront-elles la même originalité ? Seront-elles pareillement portées par un « nous collectif », s’agira-t-il de batailles où « il n’y a pas de héros, mais des hérauts » pour reprendre une formule d’Antoine Lyon-Caen. Qu’importe. L’important, comme le résume simplement l’avocat, c’est qu’« indépendamment de ce que nos héritiers en verront, c’était une très belle histoire ».

— Par Catherine Monnet. Photos Michel Slomka pour La Chronique d'Amnesty International