La Croix : Une majorité de cantons suisses a rejeté l’initiative « Entreprises responsables », qui prévoyait le renforcement de la responsabilité des grandes entreprises pour les atteintes aux droits de l’homme ou à l’environnement commises par leurs filiales et fournisseurs. Êtes-vous déçue par ce résultat ?

Nayla Ajaltouni : C’est bien sûr une grande déception étant donné l’enjeu et l’énergie déployée par la large coalition créée par les ONG suisses depuis plusieurs années. La victoire du « oui » aurait été un grand pas dans un pays qui fait figure d’eldorado pour les affaires, et qui abrite le siège d’entreprises comme Nestlé et Glencore, qui agissent dans des secteurs très à risques en termes de violations des droits fondamentaux.

En France, il a fallu cinq ans pour élaborer, convaincre et aboutir au vote de la loi sur le devoir de vigilance en 2017. Nos amis suisses ont dû lutter contre les mêmes arguments fallacieux des représentants patronaux, qui ont fait peur aux petites et moyennes entreprises en faisant croire qu’elles étaient menacées par la proposition.

Cependant, le rejet par une majorité de cantons est contrebalancé par le fait qu’une majorité du vote populaire (50,7 %) s’est exprimée en faveur de l’initiative. Cela représente une victoire pour la société civile, dont le travail d’influence porte peu à peu ses fruits partout dans le monde. L’idée de rendre les multinationales redevables des impacts sociaux et environnementaux de leurs activités progresse.

L’initiative populaire proposait de permettre aux personnes lésées par une filiale ou un fournisseur d’une multinationale de saisir la justice suisse pour obtenir réparation. Est-ce compatible avec la souveraineté des États ?

N. A. : Ce respect de la souveraineté est un faux argument. Comme la loi française sur le devoir de vigilance, l’initiative suisse visait à ce que la réalité juridique rattrape la réalité économique d’acteurs qui n’agissent plus, depuis longtemps, sur un seul territoire. En considérant le caractère transnational des activités d’une entreprise, il s’agit de combler un retard du droit. L’autorégulation des entreprises ne suffit pas, il faut imposer des lois assorties de sanctions.

L’un des arguments des opposants au texte était celui du risque d’une perte de compétitivité de la Suisse. Un pays seul peut-il jouer le rôle de précurseur dans une économie mondialisée ?

N. A. : Il est temps d’inverser la charge de la preuve : depuis des années, la société civile documente les drames sociaux et environnementaux récurrents liés à l’impact de l’activité économique des multinationales, mais le monde économique a été incapable de démontrer un lien entre régulation et perte de compétitivité.

Il faut évidemment agir plus globalement, en luttant, au niveau européen, contre des lobbys économiques puissants qui entravent les tentatives de régulation. L’Europe n’est pas une instance abstraite, elle est composée d’États qui doivent enclencher des dynamiques vertueuses. Lorsque la France, avec son poids politique et économique, vote, sur pression de la société civile, la loi sur le devoir de vigilance, et qu’elle reçoit le renfort d’initiatives dans d’autres pays, alors nous avons du poids pour négocier, au niveau européen et international, le renforcement des lois.

Quel bilan peut-on tirer de la loi sur le devoir de vigilance, trois ans après son adoption ?

N. A. : Elle a posé le principe fondamental de pouvoir engager la responsabilité de la maison mère pour des violations commises, y compris par des fournisseurs à l’étranger. L’initiative suisse était d’autant plus intéressante qu’elle retenait un critère de chiffres d’affaires, plus large que celui d’un effectif de 5 000 salariés choisi par la France pour déterminer si une entreprise est soumise au devoir de vigilance.

L’État français ne publie pas la liste des entreprises concernées par la loi et n’a pas mis en place d’instance chargée de contrôler sa mise en œuvre. En 2019, les ONG ont analysé les plans de vigilance publiés par plusieurs secteurs, dont les banques et l’agroalimentaire : ils étaient loin des exigences de la loi, et défaillants sur la cartographie des risques, pourtant essentielle.

Le gouvernement français ne peut pas se détourner sa responsabilité alors que des travaux sont engagés au niveau européen et que l’on attend une directive ambitieuse sur le devoir de vigilance des multinationales. La prochaine étape est l’adoption, en janvier 2021, du rapport sur le devoir de vigilance présentée par la députée néerlandaise Lara Wolters. La société civile européenne est très mobilisée pour que les multinationales soient réellement tenues responsables, devant les tribunaux, des violations des droits fondamentaux.