Insta vraie vie. Dans un show-room du 11 arrondissement, trois Japonais scrutent, évaluent, touchent des pantalons labellisés Les Garçonnes. Flanelle de laine poids léger renversant, popeline de coton sèche et parfaite, denim de chanvre et coton… des pièces de luxe façonnées à partir de tissus invendus des grandes maisons. Leur créatrice Marine Escurat fait de l'upcycling. Traduction : elle donne une seconde vie à ce qui devrait finir à la poubelle. Trois millimètres de bleu blanc rouge, dans une couture sur la hanche, signent la fabrication "made in Pantin".

Quelques rues plus loin, le concept store Centre Commercial imaginé par les fondateurs de Veja réconcilie engagement et esthétique. Comme Manifeste 011, où toute la mode est vegan. Julia Faure, elle, a cofondé Loom, marque de vêtements « conçus pour durer », exclusivement vendus en ligne. Elle parle longueur de fibre du coton, confort et tenue du vêtement. Sur le Net, Maison Standards annonce des soldes d'un genre nouveau : au client de fixer le prix qui lui semble juste pour ses basiques traçables.

La mode, censée être en avance sur son temps, n'est pas capable de réagir à son époque.


Insta podiums. En 2017, à la Fondation Louis Vuitton, Rihanna remet le prix LVMH à Marine Serre. Pour son anniversaire à Cannes, en mai dernier, Cate Blanchett portait une robe en foulards chinés de la nouvelle étoile de la mode. La « touch » de Marine Serre est bouleversante de féminité contemporaine. Et radicale. "Cela n'a aucun sens de faire un pantalon ou une chemise en plus. C'est à nous, jeunes créateurs, de s'engager autrement, d'inventer de nouvelles façons de faire des vêtements. Il y a urgence".


Vidéo du jour

Dans un manifeste publié en 2015, la pythie des tendances, Lidewij Edelkoort affirmait déjà : "La mode est morte" Et, plus tard, déplorait : "La mode, censée être en avance sur son temps, n'est pas capable de réagir à son époque." Une nouvelle génération de créateurs lui rétorque aujourd'hui : vive la mode, adieu au système mondialisé. Construire la beauté dans le chaos est devenu le défi de notre époque. "Je me moque, d'une certaine façon, de l'industrie de la mode, confiait Kevin Germanier au site Business of Fashion (BoF), parce que je crée la collection la plus glamour et la plus féminine à partir de déchets. J'ai upcyclé non parce que je voulais faire du développement durable, mais parce que je n'avais pas d'argent, il fallait que je trouve une solution".



l'upcycling est la nouvelle grammaire de la création, qui transforme le déchet en grâce.



Il l'a trouvée, la preuve par sa robe à paillettes entièrement upcyclée dessinée pour le show de Björk à We Love Green. Maroussia Rebecq, qui a créé il y a vingt ans Andrea Crews, a fait des petits. Désormais, éco-conception et durabilité du vêtement font l'objet d'ateliers à Saint Martins (Londres) et à La Cambre (Bruxelles), écoles de mode sanctuaires. Fripe, récup, recyclage : l'upcycling est la nouvelle grammaire de la création, qui transforme le déchet en grâce. Aimons ces créateurs qui ne font pas la morale. Qui connaissent le pouvoir fou d'un vêtement qui nous rend nous, qui nous rend une autre. Vive la mode. Créative. Avant-gardiste. Durable. Politique.




Des jeans en leasing pour 7,50 € par mois

Alors que le désastre écologique s'aggrave de jour en jour, la mode est pointée du doigt. La totalité des gaz à effet de serre générés par la production textile est de 1,2 milliard de tonnes, plus que ceux générés par les vols internationaux et le transport maritime combinés. Bref, la mode « contribue de façon significative au changement climatique », alerte le Massachusetts Institute of Technology (MIT). Dans le dernier rapport du cabinet d'audit McKinsey en partenariat avec BoF, Ellen MacArthur, championne de l'économie circulaire, s'inquiète : "L'économie du textile produit tant de déchets que, si l'on perpétue le scénario, d'ici 2050 on aura rejeté 20 millions de tonnes de microfibres plastiques dans la mer".

130 milliards de pièces de vêtements sont produites chaque année dans le monde, le tissu fabriqué en une année pourrait recouvrir l'Etat de Californie(1) . Le modèle de la mode éphémère "take, make, dispose" (extraire, fabriquer, jeter), inventé par Zara il y a vingt ans, est en bout de course. Nos vêtements ont un coût environnemental mais aussi social exorbitant. "Depuis l'effondrement du Rana Plaza, en 2013, la prise de conscience a progressé", confirme Nayla Ajaltouni, du collectif Ethique sur l'étiquette.



L'examen des décombres des usines, où 1 131 ouvriers du textile bangladais ont péri, a permis d'identifier certaines marques qui faisaient fabriquer dans ces usines : Primark, Auchan… Sous la pression des ONG, des réseaux sociaux, des clients, les géants de la mode sont désormais sommés de rendre des comptes. "Il se passe aujourd'hui ce qu'il s'est passé dans l'alimentaire il y a dix ans"note Sébastien Kopp, cofondateur de la marque de baskets écolos Veja.

Tous les ans au sommet de la mode, à Copenhague, des chefs d'entreprises activistes de la mode durable rencontrent des homologues accusés de greenwashing. Depuis 2009, le groupe Kering (Gucci, Saint Laurent, Stella McCartney) et H&M y participent. Les visions s'affrontent, s'opposent, mais des engagements se prennent. Le Global Fashion Agenda a réussi l'improbable pari : amener 211 marques (dont Gap, H&M, Zara, Asos et Adidas) à s'engager dans la transition vers l'économie circulaire.

Vos vêtements communiquent qui vous êtes.


A Marseille, les rencontres Anti-Fashion rassemblent chaque année créateurs inspirés et entrepreneurs motivés. Pour l'édition 2018, Bert van Son, fabricant néerlandais des jeans Mud, est venu expliquer l'un des services de sa marque : le jean en leasing pour 7,50 €/ mois (réparable gratuitement) : une fois usé, vous le renvoyez, il est recyclé pour vous si vous le souhaitez. Révolutionnaire ? En 2009 à New York, deux ans plus tard à Paris, APC était déjà précurseur avec ses jeans Butler Worn Out, recyclés et portant les initiales de l'ancien propriétaire.


 

"Vos vêtements communiquent qui vous êtes", affirme la créatrice Orsola de Castro, dans The true cost (« Le vrai prix »), documentaire sur la face sombre de l'industrie. A ceux qui aimeraient croire que l'éthique dans la mode est une manie de babas, le succès de la campagne annuelle Fashion Revolution (#whomademy clothes) prouve que la ringardise a changé de camp. Même la loi évolue : depuis 2017, le devoir de vigilance oblige les entreprises de plus de cinq mille salariés ayant siège social et filiales en France à identifier, prévenir et atténuer les risques d'atteinte aux droits humains et à l'environnement que peuvent causer leur activité et celle de leurs sous-traitants. "C'est la première fois qu'une loi crée une brèche dans l'impunité des multinationales", se réjouit Nayla Ajaltouni.

Replanter cent nouveaux chênes

Le changement climatique reste la première préoccupation des Français. La mode l'a compris, et dépense des millions pour promouvoir ses collections et initiatives vertes. Go For Good aux Galeries Lafayette, Conscious Exclusive chez H&M —  qui, comme Zara, a installé des points de collecte de textiles usagés.

Pour promouvoir sa collection Mango Committed, l'autre marque espagnole a fait appel à une égérie, Arizona Muse, qui incite à "acheter moins". Quant à produire moins, ce n'est pas au programme de la fast fashion, dont le succès repose sur le vêtement si peu cher qu'il est jetable.



Un porte-parole de H&M confirme : "Nous nous sommes engagés à ne plus utiliser que des matériaux recyclés ou écoresponsables d'ici 2030, sur le modèle de l'économie circulaire. Recyclé, le textile lui-même devient une ressource. Pourquoi produire moins ?" 

Logique aussi étrange que celle du pompier pyromane… La marque suédoise n'applique son programme de "salaire juste" que dans 40 % de ses usines dans le monde, mais se pose, dans sa communication, en championne d'écoresponsabilité. Take Care, sa dernière initiative en la matière, permettra d'acheter des produits d'entretien pour les vêtements et de recevoir des conseils pour les garder longtemps.

Sans développement durable, il n'y a pas de futur possible dans le luxe

Orchestrer la communication sur le développement durable est devenu le nerf de la guerre, Chanel en sait quelque chose. Pour son défilé automne hiver 2018-2019, la marque avait reconstitué une forêt, déclenchant une salve de protestations chez les militants écologistes.

"Pour ce défilé, nous avons acquis des arbres dans le cadre d'un plan de gestion durable de la forêt, affirme un porte-parole de Chanel. Il ne s'agissait en aucun cas de chênes centenaires et, bien avant cette polémique, nous nous étions engagés à replanter cent nouveaux chênes au sein de la forêt. A l'issue du défilé, ces arbres ont été réintroduits dans le circuit traditionnel de valorisation du bois naturel : fabrication de planches, de copeaux, de compost." 

Greenwashing ? Non : la marque s'est engagée à réduire son impact en investissant dans des projets d'énergies renouvelables et des programmes d'agroforesterie.



« Sans développement durable, il n'y a pas de futur possible dans le luxe », poursuit le porte-parole de Chanel. Changement climatique et surexploitation des ressources ont un impact direct sur la qualité des matières premières, peaux, cachemire, vigogne, laine, soie. Marie Claire Daveu, directrice du développement durable de Kering, en est consciente : "Pour continuer à développer ce business, nous avons un impératif : construire un modèle éco-efficient et réduire l'impact socio-environnemental de chacune de nos filières. Nous continuons à augmenter le nombre de nos produits tannés sans métaux lourds. Notre objectif est de réduire nos émissions de gaz à effet de serre de 50 % d'ici 2030."

Une fibre douce issue des pelures d'oranges

Face à la raréfaction des ressources, l'innovation est la clé d'une mode durable. La fashion tech représente l'avenir. Au printemps dernier, Salvatore Ferragamo a utilisé une fibre aussi douce que la soie, issue des déchets de pelure d'oranges. Modern Meadow fabrique du cuir en laboratoire, The North Face collabore avec Spiber pour élaborer une parka en fausse soie d'araignée, Nike travaille avec le MIT pour créer de nouveaux matériaux. Kering a construit le Materials Innovation Lab, près de Milan.



Chez Veja, Sébastien Kopp montre une basket en B-Mesh, fabriquée à partir de bouteilles en plastique collectées dans la rue au Brésil puis recyclées. Equitable et traçable « à 90 ou 95 % . Mais la vraie question des cinq prochaines années est : comment cette basket va-t-elle être recyclée ? » Car le recyclage est un procédé cher, avide d'énergie. Moins de 1% des déchets textiles sont, en effet, aujourd'hui recyclés. Le chantier de la durabilité n'en est qu'à ses débuts, mais la plupart des acteurs de la mode s'y attellent. Bien conscients qu'ils tissent leur avenir. Et le nôtre.