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De la « fast fashion » à la mode éthique, le secteur du textile se rêve plus vertueux

En matière de responsabilités sociale et écologique, l’industrie textile a de quoi rougir de honte. Un mouvement récent cherche à changer les pratiques du secteur. Reporterre s’est demandé à quoi ressemblerait une mode socialement et écologiquement éthique.

De loin, elle pourrait passer pour une boutique de prêt-à-porter ordinaire. Pourtant, au cœur du Xe arrondissement de Paris, l’enseigne d’Émilie Hubert, baptisée « Dressing responsable », ne propose que des vêtements dits éthiques et écologiques. Robes, lingerie, chaussures, bijoux… La jeune gérante attrape les cintres pour présenter les différents articles. « Ça, ce sont des jeans made in France, faits à la main dans les Cévennes, vante-t-elle avant de saisir un maillot de bain. Là, c’est une marque qui utilise du polyester recyclé. »

« Ces dernières années, on a constaté la multiplication de marques ou de créateurs qui se revendiquent de la mode éthique ou responsable, observe Nayla Ajaltouni, coordinatrice du collectif Éthique sur l’étiquette. C’est assez récent, cela reste un marché de niche. » Il s’agit le plus souvent de stylistes indépendants ou de PME. Même les grandes enseignes de la fast fashion essaient de surfer sur ce phénomène, en élaborant des gammes spécifiques : H&M a par exemple créé « Conscious, des pièces créées dans le respect de la planète ».

« Dans la fast fashion, vous ne trouverez pas de vrais vêtements écologiques, affirme Alma Dufour, chargée de campagne surproduction pour les Amis de la Terre France. Aucune marque qui a de très grosses mises en marché ne peut être écologiques si d’ici 2030, elles ne prévoient pas de réduire au moins de 25 % voire de moitié sa production. » Pour rappel, d’après l’Ademe, le secteur de la mode émettrait chaque année 1,2 milliard de tonnes de gaz à effet de serre, soit 2 % des émissions mondiales. Si les tendances de surconsommation massive se poursuivaient, ce chiffre pourrait atteindre 26 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre en 2050.

Pour éviter cette situation et espérer transformer le secteur, de nouvelles marques promettent donc des « vêtements désimpactés », des « petits hauts confortables et éthiques », ou encore des « pulls consciencieux et joyeux ». Les qualificatifs se suivent et ne se ressemblent pas pour vanter une écoresponsabilité supposée des produits. Pourtant, il est très difficile de garantir des habits éthiques et écologiques.

Émilie Hubert propose différents types d’articles (t-shirts, robes, lingerie, bijoux...) mais dans des stocks limités. Une façon de ne proposer « que ce qu’il faut ».

« On ne connaît pas encore très bien ces jeunes marques », reconnaît Alma Dufour. « Aujourd’hui, c’est assez compliqué de choisir un vêtement durable, affirme Stéphanie Calvino, la styliste à l’origine des rencontres « Anti_fashion » à Marseille [1]. C’est à nous d’aider le consommateur, à l’informer le plus possible, pour ne pas le laisser se faire avoir par de faux labels autoproclamés, ou des marques qui ont envie de surfer sur le phénomène. »

Le consommateur doit faire le tri entre la multitude de labels qui existent

Il n’existe pas de définition reconnue et partagée de la mode éthique. Sur le principe, cela peut concerner une entreprise qui fabrique du prêt-à-porter avec des matériaux écoresponsables (naturels et/ou synthétiques recyclés, qui consomment peu d’eau et d’énergie), par des ouvriers travaillant dans des conditions décentes, dans un pays proche du consommateur. Alors, comment faire le tri entre les créateurs sincères et ceux adeptes de l’écoblanchiment ? Dans sa boutique, afin d’éviter les impostures, Émilie Hubert sélectionne toujours avec soin les marques proposées. « Je leur fais remplir un questionnaire et je vérifie que la marque est bien éthique comme elle le prétend, explique-t-elle. Si elle affirme utiliser du coton bio, je lui demande de fournir les certificats. Si elle dit travailler avec une usine en France ou au Portugal, je lui demande une preuve. »

Pour les consommateurs, l’accès à ces informations est plus compliqué. Si les marques affichent bien souvent la composition des textiles et le lieu de production, il est difficile de connaître les conditions de travail des ouvriers. En outre, « il n’existe pas de label social aujourd’hui qui garantirait qu’un vêtement a été entièrement fabriqué dans le respect de l’environnement et des êtres humains », regrette Nayla Ajaltouni. À la place, la chaîne de valeurs est segmentée et les labels existants garantissent seulement quelques aspects de celle-ci. Par exemple, le label Gots (Global organic textile standard) assure une certification biologique des fibres textiles. Mais acheter un T-shirt en coton biologique labellisé Gots ne signifie pas pour autant que cet article a été cousu, confectionné ou transporté dans de bonnes conditions pour les travailleurs. À l’inverse, les différents labels Fairtrade étiquettent les marchandises issues du commerce équitable, mais rien ne dit que les matières composant le vêtement n’ont pas été traitées avec des pesticides ou d’autres produits chimiques.

La plupart des marques écoresponsables privilégie les matières peu consommatrices de ressources naturelles. Ici, ce T-shirt issu de la fast fashion a été fait en coton conventionnel. La culture de cette plante utiliserait 25% des pesticides consommés dans le monde.

Le consommateur — s’il est motivé — doit donc aller piocher lui-même les différentes informations, et tenter de les recouper. Et lorsqu’elles manquent, c’est à chacun de faire ses choix. « Certains vont favoriser le made in France parce que c’est de la consommation locale et que ça favorise l’emploi et l’économie, dit Émilie Hubert. D’autres vont préférer les matières naturelles et biologiques pour des questions de santé et d’environnement. Et certains vont vouloir des produits véganes parce que, pour eux, l’écoresponsabilité passe avant tout par l’éthique envers les animaux. »

« C’est très difficile de comparer toutes ces démarches étant donné l’ampleur de la chaîne de valeurs, analyse Nayla Ajaltouni. On n’a pas les moyens aujourd’hui de savoir s’il vaut mieux utiliser la matière issue de l’industrie du pétrole, mais produite en France, ou si on a plutôt intérêt à privilégier la production dans des pays lointains, avec un autre impact carbone, mais une fibre plus naturelle. »

« Il est temps de tout bien faire, on n’a plus le temps d’attendre et de justifier les limites du secteur ! »

En 2017, pour tenter d’y voir plus clair, Éloïse Moigno a cocréé Sloweare. Il s’agit à la fois d’une plateforme d’information sur la mode éthique et d’un « label de confiance » pour les consommateurs. « On veut mettre en avant les marques qui placent le développement durable et l’écoresponsabilité au cœur de leur démarche, sur l’ensemble de leur chaîne de valeurs », présente Éloïse Moigno. Les entreprises souhaitant se faire labelliser doivent répondre à un questionnaire de plus de 250 interrogations sur les matières utilisées, les lieux de production, la quantité d’articles confectionnés chaque année… Celles présentant une « démarche écoresponsable » sont acceptées (il s’agit le plus souvent de petites marques, la fast fashion est évidemment exclue). « On ne s’est pas créés uniquement pour labelliser en tant que tel les marques, poursuit Éloïse Moigno. Notre objectif est de créer un mouvement de consommateurs d’une part, et d’autre part de faire bénéficier aux marques labellisées d’un accompagnement, d’un réseau d’entraide et d’échange. »

Il est difficile pour le consommateur de faire le tri entre les créateurs sincères et ceux voulant surfer sur le phénomène de l’écoresponsabilité. Les associations recommandent de privilégier les marques proposant peu de produits différents et ne renouvelant pas systématiquement leurs collections.

Grâce à cela, les marques peuvent ensuite apprendre les unes des autres. Et de plus en plus, des formes de création différentes émergent. « Parmi nos marques labellisées, certaines font de l’upcycling [ou « surcyclage », c’est-à-dire le fait de récupérer des matériaux et les transformer pour leur redonner de la valeur] », souligne Eloïse Moigno. D’autres, comme Atelier Unes, se placent sur le modèle de la mode collaborative. « On avait constaté qu’il y avait énormément d’invendus et de stocks brûlés dans le secteur, explique Matthieu Jungfer, cocréateur d’Atelier Unes. Donc on a décidé de complètement renverser ce système-là en ne suivant plus la volonté unique d’un créateur, mais en partant du besoin des consommateurs. Depuis juin 2018, tous nos vêtements ont été cocréés avec notre communauté [par le biais de sondages notamment] et proposés en précommande, donc on a produit juste ce qu’il fallait. » En deux ans, la marque a sorti neuf modèles de vêtements et vendu 5.000 pièces. Une bagatelle comparé à la production de certaines entreprises de textile.

Toutes ces petites et nouvelles marques ont un modèle : Veja. S’il existe une société dite « éthique et durable » emblématique, c’est bien cette entreprise qui produit depuis 2005, selon ses dires, « des baskets différemment avec un impact positif à chaque étape de la production ». Sur le site internet de la marque, ses fondateurs détaillent les matériaux utilisés, les résultats des tests chimiques, les coûts de production… Ils écrivent par exemple qu’une basket Veja coûterait 5,3 euros à produire dans une usine chinoise, contre 18,21 euros comme c’est le cas actuellement, au Brésil. « Ce sont des pionniers, estime Stéphanie Calvino, de Anti_Fashion. Et en 15 ans, ils n’ont jamais acheté une page de pub, jamais. Ce sont des gens qui mettent l’argent ailleurs. »

La marque française de baskets Veja est considérée comme une référence en matière de mode éthique et durable. Pourtant, elle ne fait aucune publicité pour ne pas inciter à la consommation.

La transparence est totale puisqu’un volet « limites » est également disponible sur leur site internet. On peut y lire par exemple que les œillets des chaussures sont en métal non tracé par l’entreprise, et que les pigments utilisés pour teindre les baskets ne sont pas des produits naturels. Une démarche de justification qui devient courante dans le secteur. « De plus en plus de grandes enseignes, notamment de la fast fashion, qui communiquent fortement disent “on ne fait pas tout bien, voilà déjà ce qu’on fait de bien”, observe Nayla Ajaltouni d’Éthique sur l’étiquette. Mais il est temps de faire tout bien, on n’a plus le temps d’attendre et de justifier les limites ! On ne peut plus accepter ce discours, notamment de marques qui sont déjà bien installées et qui ont tout à fait les moyens d’avoir une chaîne d’approvisionnement entièrement responsable. »

« C’est pas faire des habits en lin qui va nous sauver »

Utiliser des matériaux naturels, faire de la récupération de textiles, être transparent… Ce serait donc ça, la recette pour transformer le secteur de la mode ? « C’est pas faire des habits en lin qui va nous sauver », prétend Julia Faure, créatrice de la marque Loom. La jeune femme a cofondé en 2016 cette entreprise proposant « des vêtements durables, qui tiennent plus longtemps et abîment moins l’environnement ». Julia Faure part du principe que le plus gros problème de l’industrie textile est la surproduction. En Europe, pour 5 millions de tonnes de textiles mises sur le marché chaque année, 4 millions sont jetées, parfois à l’état neuf, sans être recyclées. Certaines grandes marques, comme H&M ou Burberry, ont également été accusées de brûler leurs stocks.

Les prix des marques éthiques et durables sont bien plus élevés que ceux de la « fast fashion », car toute la chaîne de production doit avoir été correctement rémunérée.

« Pour réduire les volumes de production, il faut faire des vêtements que les gens peuvent garder plus longtemps et arrêter d’inciter les gens à consommer, estime Julia Faure. C’est important de faire du coton bio, c’est d’ailleurs une aberration de faire autre chose, mais la vraie écoresponsabilité, c’est ça. » La marque Loom propose une quinzaine de références uniquement, avec un stock limité à 30.000 produits environ. « On fait très peu de produits mais on les travaille tous pendant extrêmement longtemps. Ça fait quatre ans qu’on bosse sur un T-shirt, on l’améliore de production en production. Donc, vous ne pouvez pas renouveler vos collections deux fois par an et en même temps faire des vêtements de qualité », juge la créatrice. Pour rappel, certaines grandes enseignes produisent jusqu’à 52 collections par an

Mais forcément, un habit de grande qualité signifie une augmentation des coûts de production, et donc du tarif pour le consommateur. Les prix des marques éthiques et durables sont bien plus élevés que ceux de la fast fashion. Dans la boutique d’Émilie Hubert par exemple, les articles coûtent au minimum une trentaine d’euros, et peuvent valoir jusqu’à 300 euros. « On ne peut plus acheter des T-shirts à trois, quatre ou cinq euros, soutient Nayla Ajaltouni d’Éthique sur l’étiquette. C’est vraiment le produit d’un modèle économique fondé sur la minimisation des coûts de production. »

Pour laisser une véritable place à ces marques émergentes qui revendiquent le « moins mais mieux », il faudrait donc mettre fin aux dérives de la fast fashion (mode jetable). « Il faut à tout prix qu’on ait une régulation par le haut, réclame Nayla Ajaltouni. Aujourd’hui, il y a vraiment un transfert de responsabilités des pouvoirs publics vers le consommateur et le citoyen. Tant que des bâtiments comme le Rana Plaza pourront s’effondrer , tant qu’on pourra polluer massivement l’environnement sans remonter au donneur d’ordre, à la marque elle-même et qu’elle soit tenue responsable juridiquement, il n’y a aucune chance pour que le système évolue. »

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