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Fast fashion: un modèle à bout de souffle?

Fast fashion: un modèle à bout de souffle?Temps de lecture : 8 minutes

Le modèle économique dominant de l’industrie de l’habillement, la fast-fashion, repose sur le renouvellement constant des vêtements à bas prix, offrant au consommateur une diversité permanente de produits périssables et à quelques multinationales des profits conséquents. Représentante du Collectif Ethique sur l’étiquette, Nayla Ajaltouni met en exergue dans cet article les conditions délétères qui rendent possible ce pouvoir d’achat, soutenu par les pouvoirs publics : exploitation méthodique et à grande échelle de travailleurs pauvres, émission massive de gaz à effet de serre, pollution des cours d’eau, etc. Au leurre des « consommateurs responsables » doivent se substituer des citoyens mobilisés pour confronter les entreprises aux responsabilités qui pèsent sur elles.

La production mondiale de vêtements a doublé en quinze ans, entre 2000 et 2015 : 100 milliards de pièces sont vendues chaque année. Parallèlement, nous conservons nos vêtements deux fois moins longtemps ; et l’on ne porterait que 30% de ceux que nous possédons. Ces constats sur l’évolution de la production et de la consommation d’habillement correspondent à l’émergence, sur le plan international, d’un modèle économique dans la mode d’une redoutable efficacité économique : la fast fashion. Développé à la fin des années 90, pour trouver son apogée une quinzaine d’années plus tard, il décrit un mode de production à bas coût fondé sur le renouvellement rapide et continu de collections à la durée de vie réduite à double titre : soit par une qualité dégradée, soit – et souvent, les deux combinés – parce qu’elles sont obsolètes. Pour certaines enseignes misant sur des prix de vente très bas, la fast fashion scelle une espèce de contrat tacite avec le consommateur : il accepte la courte durée de vie du vêtement en échange de son faible prix. Ce pacte conduit à lui conférer aussi le nom de « mode jetable ». Les grandes enseignes qui l’ont développé ont appliqué au secteur de l’habillement une recette déjà éprouvée par la grande distribution : pour compenser les prix de vente bas, c’est sur les volumes de production qu’ils génèrent leurs profits. Avec un succès certain puisque, ce modèle a permis à Zara ou H&M d’atteindre des profits colossaux : 3,24 milliards d’euros de profits pour Zara, 1,05 milliard d’euros de bénéfice net pour H&M, en 2021.

Le Collectif Ethique sur l’étiquette publiait en 2019 un rapport éloquent sur le modèle de son précurseur, l’enseigne Zara, marque phare du groupe espagnol Inditex, singulière à plusieurs titres : elle a poussé à l’extrême l’incitation à l’achat permanent en étant capable de concevoir, fabriquer et offrir à la vente un produit en quelques semaines – elle créée ainsi plus de 65 000 nouveaux produits chaque année et 75% des articles sont changés tous les mois – son modèle a permis à son fondateur de trôner au rang de 6ème homme le plus riche de la planète en 2019 ; son succès est tel qu’elle peut quasiment se passer de publicité directe – là où son concurrent H&M a fait profession de communiquer tous azimuts – qui l’affranchit, pense-t-elle, d’un discours sur la responsabilité. Seul le géant chinois de l’e-commerce SheIn, dont le modèle d’ « ultra » fast fashion est inquiétant à plus d’un titre, l’a fait trembler : valorisé à 100 milliards de dollars, SheIn pèse désormais davantage que les deux leaders H&M et Zara réunis.

La fast fashion est devenue le modèle économique dominant dans la mode ; pourtant elle pose de graves problèmes sur le plan social comme environnemental. Par son modèle de surproduction, elle est venue exacerber les violations des droits humains au travail sur lesquels repose l’industrie. Elle a contribué à faire de ce secteur l’un des principaux émetteurs de gaz à effet de serre.

 

Les conséquences sociales et environnementales de la fast-fashion

 

Si l’industrie de l’habillement a permis, au cœur de la mondialisation économique, de sortir de l’extrême pauvreté plusieurs millions de personnes, ces dernières sont par la suite venues grossir les rangs des travailleurs et des travailleuses pauvres à travers le monde. L’extension incontrôlée des chaînes de valeur, la recherche des bas coûts de production, la trop grande confiance dans l’action volontaire des multinationales ont conduit à des violations systémiques des droits fondamentaux au travail, au Bangladesh, au Cambodge, en Tunisie ou en Turquie : heures supplémentaires démesurées, répression syndicale empêchant les travailleurs de s’organiser pour défendre leurs droits, conditions de travail insalubres, absence de protection sociale, discriminations. Et salaires de misère, l’un des piliers du modèle. Selon le Fair Wage Network, les salaires minimums dans les pays de production textile sont ainsi inférieurs de deux à cinq fois au salaire vital[1]. Il est de 85 euros mensuels au Bangladesh. Ces salaires de pauvreté et ces conditions de travail dégradées sont intrinsèquement liés au modèle économique de la mode jetable, qui encourage la course aux moindres coûts et délais de production.

La surproduction au cœur du modèle conduit à un désastre écologique. L’industrie du textile est responsable de près de 10% des émissions mondiales de gaz à effet de serre, soit davantage que les transports maritime et aérien réunis, et de 4% de l’utilisation des réserves d’eau potable. Les substances toxiques utilisées, lors de l’ennoblissement des tissus par exemple, sont à l’origine de la pollution massive des eaux – 70% des cours en Chine. La culture du coton, première fibre naturelle, consomme 25% des insecticides utilisés dans le monde et est responsable de la raréfaction des ressources en eau. La fabrication du polyester, issu de produits dérivés du pétrole, privilégiée de la fast fashion, n’est pas moins problématique. Outre qu’elle est issue d’une énergie fossile, non renouvelable donc, elle nécessite l’utilisation de nombreux produits toxiques, et génère jusqu’en fin de vie des pollutions liées aux résidus plastiques diffusés lors des lavages en machine.

Les organismes de recyclage ne peuvent pas absorber la quantité de vêtements jetés ni n’ont les capacités de retraiter des vêtements aux fibres composites. On estime qu’au plus 15 % des matières textiles dans le monde sont recyclés. Les vêtements terminent, dans leur grande majorité, incinérés ou dans une décharge, véritables désastres écologiques (comme dans le désert d’Atacama au Chili) lorsqu’ils ne viennent pas abreuver les marchés d’Afrique de l’Ouest, submergés par une seconde main indésirable, concurrençant industrie et savoir-faire locaux, traitant les rebuts textiles des consommateurs occidentaux.

Les enseignes de fast fashion ont prétendu répondre à travers ce modèle à la demande des consommateurs pour des prix bas, et « démocratiser » la mode. C’est renverser de manière malhonnête le lien de causalité et feindre d’occulter qu’un tel modèle a été générateur, hors période de crise, dont celle liée à la pandémie de Covid, de profits colossaux. En outre, peut-on parler de démocratisation lorsque l’accès des masses à un produit de consommation se fait à un coût si important pour les populations les plus vulnérables, et la planète ? En imposant au consommateur une vision distordue du véritable prix d’un vêtement, la fast fashion en a occulté les coûts sociaux et environnementaux.

L’événement du Rana Plaza, survenu en 2013 au Bangladesh[2], est pourtant venu illustrer de manière dramatique le coût humain d’une industrie obnubilée par la course aux profits, où les donneurs d’ordres ont dilué leur responsabilité dans une nébuleuse chaîne de sous-traitance. Car c’est bien de cela qu’il s’agit : l’absence de responsabilité juridique des multinationales pour les impacts de leur modèle. Ce qui est en cause, c’est bien l’impunité dont continuent de bénéficier les acteurs les plus puissants de la mondialisation, qui entrave le respect des droits humains fondamentaux.

 

Se mobiliser contre un modèle économique néfaste : le Collectif Ethique sur l’étiquette

 

C’est à ce double enjeu qu’entend répondre le Collectif Ethique sur l’étiquette[3]. Fondé en 1995, regroupant dès l’origine ONG, syndicats, associations de défense des consommateurs, il s’est donné pour mission la défense des droits humains au travail dans les chaînes de sous-traitance mondialisées de l’industrie de l’habillement, et d’un encadrement contraignant des multinationales vis-à-vis de leur chaine de valeur. Membre français du réseau international Clean clothes campaign, il agit en son sein avec les ONG et syndicats représentant les travailleurs dans les pays de production textile. Le plaidoyer citoyen est son principal levier d’action. Il documente et médiatise les violations et les impacts du modèle économique, émet des recommandations, mobilise les citoyens pour peser avec lui auprès des décideurs pour l’adoption de règlementations contraignantes.

Car c’est bien leur absence, et celle d’un système sanctionnant les pratiques irresponsables malgré les alertes de la société civile et les révélations des médias, qui fait que le modèle perdure.

C’est ce constat qui l’a conduit à livrer bataille pour faire adopter en France la loi sur le devoir de vigilance des multinationales. Adoptée en mars 2017 après cinq années de mobilisation au sein d’une coalition inédite alliant ONG et syndicats, parlementaires, juristes et autres experts, elle marque une avancée historique unique : elle exige des grandes multinationales françaises qu’elles préviennent les risques d’atteintes aux droits humains et à l’environnement que peut causer leur activité, y compris à travers celle de leurs filiales, sous-traitants et fournisseurs, tout au long de leur chaîne de valeur. Leur responsabilité peut être engagée, devant un tribunal judiciaire, en cas de manquement à cette obligation.

Pionnière, cette loi a néanmoins subi les actes du lobby patronal français, et n’en demeure pas moins insuffisante : c’est au niveau européen que se poursuit notre plaidoyer. En février dernier, la Commission publiait enfin un projet de directive sur le devoir de vigilance, devant s’appliquer à toutes les grandes entreprises européennes. La France jusqu’alors pionnière a, lors des débats au sein du Conseil en décembre dernier, tenu un double discours qui a affaibli le texte. Les prochains mois seront cruciaux pour tenter de le rendre à la hauteur.

 

Le trompe-l’œil de la responsabilisation du consommateur

Depuis quelques années il est un leitmotiv dans les discours des pouvoirs publics comme de certaines enseignes et d’un nombre d’acteurs qui, au fond, ne souhaite pas voir opérer de transformation du modèle : celle de la responsabilité du consommateur. À mieux acheter, à ne pas céder à la tentation des prix bas et de la surconsommation, bref à être le maillon qui, par son action responsable, conduirait à la nécessaire « prise de conscience » des marques. Certes le citoyen a un rôle à jouer : en termes de prise de conscience, c’est bien de la sienne qu’il s’agit, les entreprises de fast fashion faisant bien, en conscience, perdurer leur modèle. Mais il est cynique de pointer la responsabilité des consommateurs alors que les inégalités se creusent, que les marques pratiquent le greenwashing et l’incitation consumériste à outrance, et que la puissance publique a encouragé le déploiement de ces modèles depuis les années 2000. C’est faire fi, même, de l’inexistence, à grande échelle, d’une offre de vêtements responsable transparente accessible, faute d’avoir encouragé les petites entreprises vertueuses. Faire peser la responsabilité sur l’individu permet surtout de dédouaner de la leur les pouvoirs publics, qui échouent à prendre les mesures radicales, de dépolitiser le sujet pour justifier leur frilosité.

Le sursaut citoyen face aux révélations d’un travail forcé imposé à la population ouïghoure par le gouvernement chinois montre l’impact de la pression citoyenne : c’est là la véritable responsabilité du citoyen, plutôt qu’à travers un acte d’achat à la portée empêchée.

À notre sens, c’est bien la responsabilité des États, et la mobilisation citoyenne qu’il faut convoquer, pour faire basculer le rapport de force. Les impacts de la fast fashion sont largement documentés, l’information progresse, mais dans un contexte économique fragile et face aux stratégies de communication agressives des grandes enseignes, seule l’action publique sanctionnant les modèles économiques irresponsables est efficace. La combinaison est donc celle d’un régulateur qui ose, face aux lobbies économiques, adopter des lois exigeant des grandes sociétés multinationales leur part dans la protection des droits fondamentaux, sur la pression de citoyennes et de citoyens conscientisés.

[1] Le salaire vital est un salaire permettant au travailleur et à sa famille de subvenir à leurs besoins fondamentaux (logement, nourriture, transport, éducation, etc.) et comporte notamment une protection sociale et une part d’épargne.

[2] Cet immeuble de 8 étages de la banlieue de Dacca, qui hébergeait des ateliers textiles, s’effondre le 24 avril 2013, causant la mort de 1138 ouvrières et plus de 2000 blessées. De grandes enseignes internationales d’habillement y sous-traitaient leur production.

[3] Le Collectif Éthique sur l’étiquette regroupe 17 ONG, syndicats et associations de défense des consommateurs. Il défend les droits humains au travail dans l’industrie mondialisée de l’habillement et lutte pour un encadrement contraignant de l’activité des multinationales vis-à-vis de leur chaîne de sous-traitance. Cf : https://twitter.com/Collectif_ESE ; www.facebook.com/CollectifEthiqueSurEtiquette.

Pour citer cet article

Nayla Ajaltouni, « Fast fashion : un modèle à bout de souffle ? », Silomag, n°16, janvier 2023. URL: https://silogora.org/fast-fashion-un-modele-a-bout-de-souffle/

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